Janvier 2012 – Cambridge, Massachussetts
Je suis trop orgueilleuse pour me perdre involontairement et être obligée de demander mon chemin, et ce, peu importe si je ne connaissais pas l’endroit ou non. Considérant le fait qu’il faudrait que je m’habitue à cette nouvelle ville, à ce campus, ces environs que je ne connaissais pas, je préférais de loin me perdre volontairement, essayer de trouver des points de repère et ainsi, jamais je n’aurais à demander à qui que ce soit de me montrer dans quelle direction aller. Je n’étais pas touriste, je n’étais pas nostalgique en temps normal. Est-ce que j’avais le droit de vouloir aller me promener tranquillement en ville, découvrir les environs, et finalement, pouvoir me dandiner dans les rues de Cambridge comme si j’y avais toujours vécu ? Je ne pouvais pas me permettre d’être perdue dans cet endroit, je devais le connaître comme le fond de ma poche. Cela faisait partie, à mon avis, de mes obligations à titre d’agente, à savoir de connaître le terrain où je travaillais maintenant.

Le soleil venait de se coucher et les nombreux lampadaires qui entouraient les rues commençaient lentement à s’allumer. J’enfilai ma veste de cuir, pris mon casque et je sautai sur ma Harley Davidson. Pour ceux qui ne le savent pas, une Harley Davidson, c’est une moto. Je suis une fille avec une moto. Si quelqu’un a un problème contre cela, achetez moi une voiture – je préviens, je suis nulle pour conduire ce genre d’engin – ou taisez-vous, parce que ma moto, je l’adore, et je ne suis pas prête à m’en départir de si tôt.

Cette petite promenade nocturne ayant pour but premier de me repérer un peu dans Cambridge, je roule à une vitesse raisonnable – 5 miles au-dessus de la limite permise – comparativement à mon habitude. J’essaie de voir les environs, ce que les rues ont à offrir. Au premier regard, ça m’ennuie. Encore plus ennuyant; un feu rouge se présente devant moi. Je m’arrête et pose un pied au sol pour rester stable en attendant que le feu devienne vert. Dommage que je ne pouvais pas me curer le nez à cause de mon casque en attendant. Je n’étais pas patiente quand je devais attendre pour rien. À titre d’agente du FBI, je pouvais attendre des heures pour avoir ce que je voulais, sans rien dire, sans bouger d’un cil, mais quand venait le temps d’attendre pour des choses banales, comme faire la queue pour aller au toilettes, un feu rouge alors que les rues sont quasi-désertes, c’est le genre de chose que je jugeais banales, et complètement inutiles. Comme si je cherchais à savoir si j’étais la seule qui était impatiente comme cela, je tournai la tête pour jeter un coup d’œil à la voiture qui se trouvait à côté. Mon casque ne me permettait pas d’entendre une conversation normale, surtout pas avec le bruit de la moto, mais la voix qui provint de la voiture était tellement forte et sèche que je compris absolument tout :

« Sophie ! Lâche la vitre de la voiture tout de suite ! C’est la dernière fois que tu t’assieds en avant ! »

La Sophie en question éclate en sanglots. Si le feu n’était pas tourné au vert à cet instant précis, probablement que j’aurais retiré mon casque pour engueuler la grosse mégère qui lui parlait sur ce ton. Toutefois, je me ressaisis, je ne pouvais pas comprendre ce genre de sentiment, parce que celle qui les avait vécus, elle n’était plus là, elle était morte. Celle qui s’était vue intimider, surprotégée de cette façon par ses parents s’appelait Victoria St. James. Je l’ai bien connue, elle me ressemblait, physiquement, mais en plus jeune. Victoria, elle est née dans une famille normale, qui avait un tel désir d’avoir un enfant un jour qu’ils en devenaient fous. Une fausse couche, un mort-né, elle était la troisième à passer par l’utérus de sa mère. Elle aussi a eu des difficultés à sa naissance, des soucis de respiration. Sa mère a paniqué quand elle n’a pas poussé son premier cri dès qu’elle est sortie de là. Ces complications furent sans séquelles, mais ses parents la couvaient quand même comme si elle était une poupée de porcelaine qui tentait de s’échapper de son étagère. « Vicky, ne va pas là, Victoria, tu n’as pas le droit de faire ça, Vic’, reste ici. », ces phrases, elle les connaissait par cœur. Mais celle qu’elle connaissait par-dessus tout, c’est « On fait ça pour ton bien, ma chérie ». À quoi bon avoir un enfant, donner la vie à quelqu’un, pour justement, l’empêcher de profiter de la vie ? Quand elle était enfant, Victoria ne s’en préoccupait pas trop, elle croyait que c’était normal, mais quand ses parents en vinrent à contrôler sa vie sociale, décider de qui seraient ses amis, c’est là qu’elle s’est rendu compte qu’elle devenait une bombe à retardement qui allait exploser, et elle a explosé, et s’est évaporée.

Passer devant une confiserie fermée que je vis à ma droite quand je pus reprendre mon chemin me rappela comment Victoria était morte. Elle avait douze ans seulement, et elle passait dans une confiserie pour aller acheter des bonbons avec celui qu’elle considérait son meilleur ami à cette époque, et qui est mieux connu sur le nom de Milan à présent, même si à l’époque, il se prénommait Jordan. Quand ils sont arrivés, ils ont vu des hommes tuer un enfant de leur âge, et en enlever un autre. À ce moment là, Victoria et Jordan sont devenus d’importants témoins, tellement que ça en devenait dangereux pour leur propres vies. Tellement dangereux que lorsque leurs témoignages n’ont pas été pris en considération au procès, innocentant ces criminels. Jordan et Victoria ont été déclarés morts dans un accident auprès de leurs parents. Vicky ne sait même pas si ses parents l’ont pleurée, s’ils se sont suicidés après la nouvelle, ou s’ils sont partis dans leur chambre pour essayer de faire un autre bébé. De toute façon, elle n’aurait pas pu le savoir, elle est disparue, elle aussi. Victoria St. James, je l’ai bien connue. C’est normal; c’était moi, avant cette fameuse histoire de meurtre. Et oui, pour moi, elle est bel et bien morte, puisqu’elle ne reviendra jamais. Plus jamais je ne redeviendrai Victoria. Non seulement, je ne veux pas, mais ce n’est pas possible. Ma vie est devenue beaucoup trop excitante et complexe pour que je fasse cette énorme bond en arrière et que je redevienne cette petite fille modèle qui attendait sa majorité pour avoir enfin sa liberté.

Entendre la voix de cette mégère dans la voiture, passer devant une confiserie, indirectement, me procura un excès d’adrénaline qui me poussa à appuyer sur l’accélérateur de la moto, perdant soudainement toute envie de regarder autour pour voir ce que je pourrais trouver. Victoria n’aurait pas agi ainsi, Kaydance non plus. Kaydance, c’est le prénom que j’ai gardé durant quelques années. Comme j’avais été déclarée morte, qu’il y avait eu un article sur moi dans la rubrique nécrologique du journal d’Atlanta, ma ville natale, j’avais été obligée de changer de nom, tout comme Jordan, ou plutôt Milan, à présent. Nous étions devenus frère et sœur, part de la famille Mackenzie, sous la protection du FBI. On pourrait croire que d’être sous la protection du FBI ne donne plus de libertés, mais en fait, je me rendis compte que rien ne pouvait être plus emprisonnant que la vie de Victoria. Il fallait vraiment que ce soit pathétique, non ?

Je prends un virage serré dans une petite rue pour croiser une bande d’adolescents qui semblaient complètement pétés. Je passai un peu plus près, dans une flaque d’eau, pour leur en servir une bonne salve. Je ne les entendis pas blasphémer, et je ne les vis pas me faire des doigts d’honneur. J’avais déjà accéléré encore plus, et tout bruit était étouffé par le rire que je n’arrivais plus à retenir. Commencer ma vie, ma véritable vie, à douze ans avait fait en sorte que j’étais demeurée une grande adolescente. Oui, quand j’étais sous la protection de mon pseudonyme de Mackenzie, j’avais fait mes conneries, comme tous les adolescents, et j’avais, en plus de cela, mon meilleur ami qui était devenu mon frère pour les faire avec moi. Jamais je ne me suis plainte de la présence de Milan avec moi, et je ne pourrais pas m’en plaindre. Il était le seul à me comprendre, à avoir vécu la même chose que moi, et ensemble, nous tentions d’effacer ce traumatisme que le fait d’avoir assisté à un meurtre avait laissé dans nos esprits. Je sais que cet accident m’a permis d’avoir une nouvelle vie, ou du moins, de vivre pour de bon, mais il n’en reste pas moins que je suis consciente que ce qui est arrivé est horrible, et que Milan a souffert beaucoup plus de quitter sa famille que moi et encore plus dégueulasse, ces personnes qui nous ont fait subir tout cela, qui ont tué un enfant, sont encore en liberté. Donc, quand est venu le moment de se faire embaucher par le FBI pour essayer de retrouver ces meurtriers, j’ai sauté à pieds joints dans l’aventure avec lui. Le frère et la sœur Mackenzie ont fini par grandir, ou du moins, d’une certaine façon, en devenant Jennah et Milan Hudson. J’ai gardé Kaydance comme premier prénom, mais Jennah sonne beaucoup mieux avec ce nouveau nom de famille, et cela permet de nous détacher également de notre protection du FBI et devenir ceux que nous prétendons être : Des enfants de parents drogués qui ne s’occupaient pas de nous. Avoir un supposé pied dans le monde des criminels allait nous faciliter la vie dans notre mission.

Je fais finalement demi-tour une fois arrivée au campus et je tente de retrouver mon chemin pour retourner à la demeure que je partage avec Milan. Ce campus, j’allais le voir assez souvent ces prochains mois. Pour être certains de ne pas être démasqués, Milan et moi sommes inscrits à Harvard. Ce n’est pas si sérieux que cela, alors tant qu’à jouer dans le pas sérieux, autant y aller fort; j’ai choisi médecine. J’adore dire que si jamais je finis ces études, j’allais devenir médecin légal. Ce ne serait pas drôle, disséquer des cadavres !? Juste à y penser, ça me donne un orgasme. Je ne joue pas un rôle, je ne cherche pas à passer pour qui je ne suis pas auprès des autres juste parce que je suis en mission; j’ai totalement imprégné Jennah. Je suis Jennah, Victoria est réellement disparue. Je ne mens pas, je ne fais que dissimuler une partie de ma vie, une partie que seul Milan est au courant. Ce serait un peu difficile de lui cacher; nous bossons ensemble, nous nous faisons passer pour frère et sœur, encore et toujours, et malgré tout ça, il me connait si bien qu’il aurait été capable de me faire tout avouer pendant l’acte sexuel. Oui. Je couche avec mon frère. Après tout, ça, c’est juste dans notre couverture d’agents; nous n’avons aucun lien de sang, seulement un fort lien d’amitié et des besoins à combler, comme tout autre individu. Nous, nous n’avons jamais vu le problème, et personnellement, ce n’est pas ce soir que je vais le voir; j’ai retrouvé le chemin vers chez moi. S’il est là, je vais le rejoindre, et je me mets à poil. Fin de l’histoire. Ma vie est assez compliquée comme cela, je n’ai pas à me casser la tête avec des sentiments et histoires d’amour en lesquelles je ne crois pas, qui sont mortes probablement en même temps que Vicky. Je vis ma vie, je m’éclate à fond, je suis sérieuse quand il le faut, et si ça ne convient pas au peuple, le peuple peut se gratter les fesses avec une fourchette jusqu’au sang.