code validé, Amber.

Depuis plusieurs jours les nouvelles d’un bal en l’honneur d’une nouvelle année civile - bien que la civilité nous soit désormais une chose floue et lointaine que nous ne reproduisions que de mémoire approximative - circulaient bon train au sein du campement. Pour ma part, j’avais arrêté de compter les jours depuis bien longtemps. L’avais-je seulement déjà fait ? Non, j’étais tout bonnement incapable de me souvenir depuis combien de temps je n’avais pas vu Samy, ou même mes filles, Irina et Jenny. Je ne saurais dire depuis combien d’années exactement nous étions ici. Trois et des poussières, certes, qui en paraissaient au moins une dizaine, si ce n’était plus. Nous avions épuisé quasiment toutes les possibilités et offres de divertissement que cette île proposait, et nous les répétions en boucle pour oublier à quel point l’ennui pouvait être mortel. Dans cet ennui certaines personnes conservaient tout de même une lueur d’espoir - ravivée depuis la venue récente des Naufragés - concernant le fait que nous allions nous en sortir, que si des gens arrivaient c’était que tout n’était pas perdu, qu’il fallait continuer de survivre, et tenter tout simplement de vivre pour qu’ensuite nous retrouvions tout ce que nous avions perdu en débarquant sur cette île, au beau milieu du Pacifique. Depuis, nous avions fait chaque jour de nouvelles connaissances, et avions trouvé des personnes auxquelles nous tenions désormais, et que nous ne voulions sans doute pas perdre. C’était là notre seul point d’attache dans toute cette fiction, cette irréalité que nous subissions, la même qui était devenue depuis le temps notre réalité.
La rumeur était ainsi donc justifiée, une nouvelle année allait donc bientôt arriver : deux mille onze, d’après ce qui se disait. Et à côté de nous, sur le Continent, nos familles et nos amis s’adonneraient à une fête battante emplie d’alcool en se déhanchant sur la piste de danse, trinquant à minuit pile avec un verre de champagne au prix exorbitant parce qu’ils seraient approvisionnés dans le meilleur des éthanols possible, s’enivrant jusqu’à point d’heure en pensant que l’année qui suivrait serait encore meilleure pour eux, que tout ne pouvait aller qu’en s’améliorant. Une année de plus là-bas était une banalité, un événement bienvenu. Une année de plus ici était un miracle, le simple miracle de se dire que nous étions toujours en vie et que le quota de morts n’était plus aussi important que lors du crash. Non, c’était également un présage des plus sombres, cette année supplémentaire, parce qu’elle nous rappellerait que personne ne pensait plus à nous et que les recherches avaient été abandonnées. Comment avaient-ils pu s’y prendre pour ne pas nous retrouver ? Je veux dire, s’ils avaient survolé l’océan en hélicoptère… Ils auraient forcément découvert la carcasse de l’avion et les débris aux abords de la terre émergeante, non ? Ils n’auraient eu qu’à envoyer un message radio à leur base centrale et nous ne serions plus là. Il ne pouvait y avoir autre chose qu’une malédiction, c’était certain. Et c’était notre malédiction.

Condamnés à errer sur l’île et à l’habiter jusqu’à ce que nous soyons sauvés, nous faisions au mieux pour oublier ceux auxquels nous étions rattachés sur le continent. Cela ne nous ferait que trop de mal de repenser avec nostalgie au passé. Alors, pour fêter dignement la nouvelle année qui s’annonçait, histoire de perpétuer la tradition de la fête de Nouvel An, un grand bal était organisé par quelques bonnes âmes qui s’étaient proposées pour nous faire passer un moment agréable. C’était un bal comme ceux que les lycées de dernière année pouvaient en profiter, mais en version… nous. Voyant que tous les hommes commençaient à y inviter les jeunes femmes, eu vent de quelques échos concernant la chose, je ne tenais pas à manquer le bal. Seulement un problème s’imposa à moi : je n’avais plus de cavalière, il allait me falloir en inviter une. Et outre Samy - que je ne tenais pas à trop voir après tout ce qui se passait ces derniers temps entre nous - je ne voyais qu’une seule femme qui me plaisait assez pour que je fasse l’effort de l’inviter. Parmi toutes les ravissantes créatures qui peuplaient cette île, mes pensées s’étaient arrêtées sur Melinda, une jeune brune volcanique au tempérament relativement bouillant. Quiconque s’en approchait risquait d’importantes brûlures, mais heureusement pour moi je n’avais pas peur du feu.
J’étais encore étonné qu’elle ait accepté de m’accompagner à ce bal. J’essayais perpétuellement de me rapprocher d’elle, d’apprendre à la connaître pour percer un peu sa carapace, mais elle semblait par moment tellement réticente à se laisser aller et faire que cela en devenait même gênant pour moi. Mais je n’allais pas me laisser avoir ainsi, je voulais vraiment savoir qui elle était, parce que rien que le fait de la regarder me laissait penser qu’elle méritait qu’on s’intéresse à elle. « Je passe te prendre au campement vers le coucher du soleil, d’accord ? », lui avais-je proposé alors qu’elle avait tout juste accepté ma demande. Faute de montre ou d’indicateur exact de l’heure - l’île ne comptait pas encore assez de savants ni de moyens perfectionnés pour indiquer l’heure - tout le monde avait convenu qu’il fallait arriver au bal lorsque le soleil offrirait ses derniers rayons. Gott, que c’était romantique. Ironiquement parlant, bien entendu, j’avais décidé d’exclure le romantisme de ma vie durant quelques temps, histoire d’oublier à quel point aimer pouvait être douloureux. Parce qu’au romantisme s’impliquait l’amour, et bien souvent derrière, le désastre sentimental. J’arrivais donc chez Melinda, bien habillé dans mon costard noir que je n’avais ressorti de ma valise qu’une fois ou deux pour les grandes occasions - si on pouvait nommer cela ainsi - et rejoignais la jeune femme, les mains dans les poches, un léger sourire se dessinant sur mes lèvres lorsque enfin je l’aperçus.

« Bonsoir, Melinda. Tu es ravissante, ce soir. », la saluais-je, n’osant pas être trop entreprenant et me contentant d’un sourire réservé plutôt que de grandes accolades, bien que je n’aurais pas été contre.