(c) Misery Angel

Cambridge, mon appartement, 19h56

Les cours étaient terminés pour la journée, et c’est exténuée que je regagnai mon appartement via le métro. Quelques minutes me suffirent pour marcher et regagner l’endroit où je vivrais pour les prochaines années à venir. Le temps de faire mes études. Un appartement, c’était ce à quoi j’avais eu droit de la part de mon père quand je lui avais annoncé que je partais pour Harvard, faire des études de droit. Il va sans dire que, si au début, l’idée ne l’avait pas réellement ravi, il avait vite fini par céder aux arguments que je lui avais exposés, acceptant ainsi que je me serve de l’argent que j’avais de côté sur un compte pour payer mon loyer.

Cette indépendance, j’étais heureuse de l’avoir enfin acquise. Pendant des années, je n’avais souhaité que cela : fuir le domicile familial pour me retrouver seule, telle une grande fille responsable et indépendante. Ces dernières années, je les avais passées tiraillée entre ma mère et mon père. Entre l’amour et la stabilité. Aujourd’hui, je n’avais plus à choisir entre les deux. Il n’y avait plus personne, sauf moi.

Ma famille, je la fuyais à présent. Pourtant, il fut un temps, une époque, où la famille représentait encore tout ce que j’avais de plus cher à mes yeux. Etant la dernière de la famille, la deuxième fille de l’amour que s’étaient porté mes parents, j’ai toujours été choyée par le reste des miens. Ils m’ont toujours aimée, ont toujours tout fait pour que je sois heureuse.

J’avais une grande sœur, Sharon. De quatre ans mon ainée. Entre elle et moi, c’était plus qu’une simple complicité entre sœur. Etant petite, elle était mon modèle. Je voulais lui ressembler. Je l’imitais, dans chacun de ses gestes du quotidien. Même quand elle faisait une bêtise. Et si, de ce fait, elle prenait toujours à ma place, cela n’a jamais en rien entaché notre relation. Entre nous, tout a changé quand elle est devenue adolescente, quand elle est devenue trop grande pour s’occuper de moi, et qu’elle passait la plupart de son temps à batifoler avec les garçons plutôt qu’à s’intéresser à moi.

De toutes les aventures qu’elle a eues, beaucoup lui ont brisé le cœur. Le dernier en date a brisé sa vie. Il s’appelle Caliel. Et déjà, à l’époque, je le détestais. Parce qu’il m’avait pris ma sœur. Elle était entichée de lui, ça se voyait. Elle ne parlait que de lui et n’avait d’yeux que pour lui. Très vite, je suis passée après cet idiot. Un idiot que je me permettais d’insulter. « Le petit con », c’est comme ça que je l’appelais. Elle n’aimait pas ça. Et à chaque fois que ces mots sortaient de ma bouche, une dispute éclatait entre nous. Jusqu’à ce jour où les mots ont dépassé notre pensée. On s’est dit des choses horribles, ce soir là, avant qu’elle ne parte en soirée avec lui. Des choses que je regrette aujourd’hui, et sur lesquelles je ne peux pas revenir.

Je n’avais que douze ans à l’époque. Je ne me doutais pas une seule seconde de ce que l’avenir nous réservait. Je ne me doutais pas une seule seconde de ce que la vie nous ferait endurer.

Dans la nuit, le téléphone avait sonné. Mais de ma chambre, je ne l’avais pas entendu. Ce que ‘j’avais entendu, ce qui m’avait réveillée, en revanche, c’était le cri déchirant à l’annonce qu’on lui avait faite : un accident de voiture avait eu lieu, et tout laissait croire que la jeune passagère, qui était décédée, était ma sœur.

Il ne m’avait fallu que quelques secondes pour courir jusque dans le salon, quelques secondes seulement pour comprendre, quand j’avais vu les larmes sur le visage de ma mère. Et puis, il y avait eu ces mots… Des mots qui resteraient à jamais gravés dans ma mémoire : « Sharon est morte. »

Morte, elle ne pouvait pas l’être. Si la nouvelle eu sur moi l’effet d’une bombe, si je n’arrivais pas à réaliser ce qui se passait, je n’étais cependant pas la seule dans cette situation. Mes parents non plus ne voulaient pas y croire. Pas tant qu’ils n’auraient pas identifié le corps. A peine le temps de nous habiller, que, déjà, nous sommes dans la voiture, direction l’hôpital. Et la voix de mon père me rappelle à l’ordre « Attache ta ceinture. ».

A l’hôpital, tout se précipita. Nous arrivâmes par les urgences et c’est là que ma mère, en pleurs, chercha à voir un médecin. Il va sans dire que le pauvre homme se trouvait mal à l’aise. Il tenta de calmer ma mère, et tenta alors de lui expliquer. Mais comment dire à une mère qu’elle ne pourra pas voir le corps de sa fille, qu’elle ne pourra pas l’identifier, car cette dernière est morte, sa tête passant à travers un pare-brise, que le spectacle risque de la traumatiser à vie et qu’il vaut mieux qu’ils se reposent sur des prélèvements ADN et autres tests scientifiques pour en faire l’identification exacte ?

Il n’a pas pu lui refuser. Elle voulait la voir, c’était normal. S’il avait refusé, je doute que cela ait changé quoi que ce soit à la suite des évènements. Ce fut un choc. Pour elle, mais aussi pour mon père. Lui qui gardait, en toutes circonstances un visage impassible avait, pour une fois, l’air terriblement choqué. C’était un spectacle que je ne regrettais pas de louper, bien au contraire.

Dans toute cette précipitation, nous en avions presque oublié quelqu’un : le responsable de tout ce drame : Caliel Kohen. L’accident était dû à son état d’ivresse. Pas étonnant, avais-je pensé sur le coup. Lorsqu’on avait tenu à en savoir plus, le médecin avait voulu nous rassurer : le garçon s’en sortirait. Ma mère a éclaté en sanglots en l’apprenant et mon père l’a consolée. Moi, je suis restée impassible. Je n’ai pas dit le moindre mot, mais je n’en pensais pas moins : Nous aurions tous les trois préféré qu’il meure. Ou du moins, moi, je l'aurais préféré.

Les jours suivants furent les plus pénibles. Ceux où toute la famille proche, tous les amis, toutes les connaissances, ne cessèrent de passer à la maison ou de téléphoner pour nous présenter leurs condoléances. Comme si ça pouvait nous rendre Sharon. On n’en avait rien à faire de leur pitié. Mes parents souriaient, les remerciaient. Moi, je les haïssais. Tous. Ils ne me rendraient pas ma sœur, ils ne changeraient rien à ce qui s’était passé.

Puis vint le jour de l’enterrement. Un jour que nous avions redouté, parce qu’il marquait la fin définitive de la vie de Sharon. C’était fini. Pour de bon. C’était notre dernière chance de lui dire au revoir. La dernière chance, pour tous ceux qui l’avaient aimée, de lui faire ses adieux. Caliel était là. Il avait une grande cicatrice qui lui barrait le visage, dernier vestige de tragique accident qui avait coûté la vie à ma sœur. Sa présence choqua mon père. Ma mère, elle, eu de la peine pour lui. « Laisse-le lui faire ses adieux » avait-elle déclaré à mon père. Elle ne comprenait pas. Elle ne voyait pas, qui il était. L’assassin de sa fille.

Ce fut la dernière fois que je le vis. Les mois défilèrent, et ma mère, bien que ravagée par le chagrin, refusa de trainer Caliel en justice, de lui faire faire de la prison pour le reste de sa vie. Elle estimât qu’il avait assez cher payé, en ayant la mort de Sharon sur la conscience. A mes yeux, ce n’était rien comparé à la souffrance que nous ressentions. Il méritait d’être puni. Il ne méritait pas de vivre sa vie normalement, comme si rien ne s’était jamais passé.

Vint un temps où je n’entendais plus parler de lui. Son prénom ne fut plus mentionné une seule fois, et les années s’écoulèrent ainsi, tandis que nous essayions de nous remettre du drame qui avait bouleversé nos vies. S’il nous fallu du temps, à mon père et à moi, pour accepter la mort de ma sœur, et pour vivre malgré tout, ma mère, elle, en fut incapable. Quand j’avais presque quatorze ans, elle tenta de se suicider, déclarant qu’elle voulait rejoindre son « petit ange au Paradis ».

Elle fut mise sous antidépresseurs, et mon père tenta, tant bien que mal, de la soutenir dans cette épreuve. Mais il n’y avait rien qu’il puisse faire pour la soutenir, rien qui ne pourrait lui rendre sa file. Au fil des mois, de nombreuses disputes éclatèrent entre eux, et rapidement, elles vinrent à bout de leur amour, et de leur mariage.

Ils divorcèrent lorsque j’avais quinze ans, et me demandèrent de choisir. Entre un père et une mère. Entre la stabilité et l’amour. Entre les deux, j’ai fini par choisir la stabilité ; J’ai choisi ma mère. Et même si je l’aimais de tout mon cœur, je ne pouvais pas envisager l’éventualité de rentrer un jour à la maison et de la retrouver pendue ou morte après une overdose de médicaments.

Malgré le divorce, mon père a continué de prendre soin d’elle. Il a continué de l’aider, bien qu’elle refusait l’aide de quiconque. Elle prit ma décision comme une trahison, et je dus attendre d’avoir dix-sept ans pour qu’elle accepte enfin de me comprendre. Ces années passées avec mon père se sont déroulées comme je l’imaginais. Et il m’a apporté tout ce dont j’avais besoin, à une exception près, cependant : il ne m’a jamais laissée la liberté d’être celle que je voulais.

Depuis l’âge de douze ans, j’ai en effet toujours vécu dans l’ombre de ma sœur. Et mes parents voulaient que je devienne celle qui autrefois, avait été mon modèle. Elle était sage, je devais l’être aussi. Elle réussissait tout ce qu’elle entreprenait : il devait en aller de même pour moi ; La différence, c’est que je n’étais pas Sharon. Je ne l’avais jamais été. Et sa mort a fait de moi quelqu’un d’encore plus différente que celle que j’étais déjà.

Le mensonge est très rapidement devenu mon meilleur ami. Devant mon père, je faisais illusion, lui cachant mon mauvais caractère, et lui assurant que j’agissais comme il le souhaitais, c'est-à-dire, comme elle l’aurait fait. Devant mes amis, il me servait à cacher la douleur que la perte de ma sœur avait provoqué. Tout en illusion, je n’ai jamais été vraiment moi-même, devant les autres.

Jusqu’à mes dix huit ans, j’ai accumulé les bêtises, m’arrangeant toujours pour que mon père ne soit au courant de rien. J’ai cependant quelques principes, et monter au volant de la voiture de quelqu’un fait partie de ceux-ci. Depuis la mort de ma sœur, j’ai peur d’une fin tout aussi tragique que la sienne. Alors, je n’ai pas passé mon permis de conduire, trouvant des prétextes tous aussi ridicules les uns que les autres pour ne pas avoir à le passer, pour ne pas avoir à me retrouver au volant d’un de ces engins meurtriers. En voiture, je n’y vais jamais, ou presque. Rares sont ceux qui ont réussi à m’y faire monter depuis ce drame.

Et malgré mes quelques erreurs de parcours, malgré les quelques histoires d’amour ratées que j’ai bien pu vivre, j’ai toujours excellé en cours, mais aussi en chant. Le chant, c’était une passion commune que je partageais avec Sharon. C’était elle qui m’avait appris à chanter, elle qui m’avait encouragée à la suivre dans cette voie. Après sa mort, c’est peut-être la seule chose que j’ai continué de faire dans son sillage et qui ne m’a jamais déplu. Au final, j’en ai retiré l’occasion de chanter dans quelques pubs, ou quelques soirées. Rien de bien exceptionnel, mais ça me permet de me faire connaitre pour autre chose que le drame qui a traversé mon adolescence ou pour être la sœur de la brillante Sharon.

Ma sœur aimait la nature. Elle aimait les animaux. Elle voulait devenir vétérinaire. En cela, mes parents ont toujours cru que je la suivrais. J’ai une toute autre ambition, une ambition qui est née à sa mort. Je veux devenir procureur, envoyer les meurtriers comme celui de ma sœur en prison. Je veux rendre justice, à ma façon. M’assurer que le mal ne gagnera pas dans ce monde où il est déjà assez difficile de vivre.

C’est pour cette raison que j’ai décidé d’aller en droit, cette année. Si les études sont, d’après ce que l’on dit, très difficiles, ma motivation n’en reste pas moins de fer. Tout comme elle l’est en ce qui concerne Caliel… que je n’ai pas revu depuis l’enterrement de Sharon, mais dont il me semble avoir entendu parler, depuis mon arrivée à la fac.

Alors… Est-ce bien lui, ce balafré dont j’ai entendu parler ? il ne peut en être autrement, selon moi. Et si c’est le cas, je n’ai à présent qu’un seul objectif : le retrouver, et lui faire payer la mort de ma sœur. Il n’a pas assez souffert selon moi. Il se sait pas ce que c’est, de souffrir. Je vais le lui apprendre. Comment ? J’ai bien ma petite idée la dessus. Encore faut-il que je puisse l’approcher sans qu’il se doute ce que j’ai derrière la tête, ce qui risque de ne pas être évident tant ma haine à son égard est évidente…

Première étape : l’approcher. Le choquer. Le traumatiser. J’ai la chance – je crois – de beaucoup ressembler à ma sœur, physiquement. Ce que j’attends ? Que notre rencontre le choque, lui rappelle celle qu’on a perdue, qu’elle le déstabilise… Encore faudrait-il qu’il ait une once d’humanité pour ça – ce qu’il ne possède absolument pas d’après moi.

On pourrait me croire folle, obstinée, obsédée par lui. Je le suis. Je le reconnais. Parce que cet homme a détruit la vie de ma sœur et ma famille toute entière. Aujourd’hui, il est enfin temps qu’il paye…

Mon but ? L’amadouer. Me lier d’amitié avec lui, lui faire peut-être même croire en une idylle possible entre nous… Attendre qu’il s’attache, d’une manière ou d’une autre, pour mieux le détruire après. Alors oui, il y a des risques. Celui que je m’attache à lui. Que je finisse par renoncer à ma vengeance. Mais cela n’arrivera pas. J’en suis certaine…

Du moins… Je le crois…