Il n’y a pas de hasard. Il n’y a que des rendez vous.

Il y a des moments de ma vie que j’aimerais effacer, et une certaine rencontre, dont je me rappellerais toute ma vie.
J’étais âgée de quelques années seulement, peut être quatre, et je m’étais assise sur le bitume devant la maison pour jouer, pendant que maman faisait à manger. Les yeux rivés sur les jouets avec lesquels mes mains étaient occupés, je n’avais pas entendu les pas arriver. Ce n’est qu’après avoir remarqué l’étrange sensation que j’avais d’être observé que j’ai relevé les yeux. Des yeux clairs me fixaient. Mais pas ceux dans lesquels on pouvait lire de la colère, non. Une douceur sans pareille, que j’avais seulement connu dans les yeux de maman. Je remarquai aussi qu’il était un peu plus grand que moi, et je sus après qu’il avait trois ans de plus. Je n’avais pas osé poser la question de pourquoi il s’était intéressé à moi, je m’étais dit que je lui demanderais plus tard, si jamais on gardait contact. Il m’avait demandé mon prénom, et j’avais murmuré doucement « Maksim. » Maman m’avait toujours dit de ne pas donner mon nom à des inconnus, et pour la première fois je lui désobéissais. Je me suis dit qu’elle ne le saurait pas, et puis que le garçon allait sûrement oublier. En retour, je lui posais la même question. Estevan, il s’appelait Estevan. « Maksim, chérie, on va manger. » J’entendais maman du haut de la maison, et me redressais sur mes pieds. Estevan me regardait doucement. Je ne savais pas quoi dire, alors je tournai les talons avant d’entendre. « Au revoir, Maksim. » Je me retournais, il n’avait pas encore oublié mon prénom, tout comme je n’avais pas oublié le sien. Je fis un sourire, agitant ma main en guise d’au revoir. Ce jour avait été le début d’une longue série.

C’est comme ça qu’on se revoyait tous les jours suivants. Les semaines, puis les mois. Puis les années. On grandissait ensemble, on apprenait ensemble, on riait ensemble. On vivait ensemble. Et puis un jour… Ce fameux jour que je voulais oublier, parce que en tant qu’enfant de six ans, ce moment m’avait hanté jour et nuit depuis. C’était à l’école du quartier, où Estevan allait aussi, seulement, il était dans une classe de trois années au dessus. Pour rentrer à la maison, il m’attendait devant ma classe et on rentrait ensemble. Sauf que ce jour là, tout a été différent. Rien comme prévu. Le professeur m’avait informé juste avant la fin du cours qu’il voulait me voir à la fin du cours. En tant qu’élève sérieuse et non rebelle comme certains autres, j’acceptais sans problème, curieuse de ce dont il voulait me parler. A la sonnerie, tous les élèves ont couru dehors tandis que j’étais restée dans la classe, et à peine la porte s’était fermée qu’une atmosphère pesante se faisait sentir. Je m’étais demandée pourquoi il ne commençait pas à parler, pourquoi il s’approchait avec cet air mauvais, dont je me rappelais encore des années après. J’avais froncé les sourcils et tout s’était passé vite. Son emprise sur moi et ses mains baladeuses, moi essayant de me dégager, le frappant de toute la force qu’un enfant de six ans était possible, ce qui n’était pas assez pour le faire se reculer. Alors que je commençais à ne plus arriver à faire quoique ce soit à part me laisser faire, je pensais à Estevan, qui devait m’attendre dehors. Dans un élan désespéré, j’avais regardé vers la porte de classe, transparente à moitié. J’avais croisé son regard et il était rentré, avait dégagé le professeur et m’avait emmené, loin. Je me souviens être restée dans ses bras, des heures, ne sachant m’en détacher. Ces bras me faisaient prisonniers et c’était un ailleurs me coupant de la réalité, une sorte de monde parallèle où rien ne pouvait m’arriver. Il raconta tout à ma maman, à ma place, parce que moi je n’en avais plus la force. Ce soir là, j’avais demandé à maman si Estevan pouvait dormir avec moi. Elle s’était empressée d’accepter, elle avait bien remarqué que seul lui pouvait me rassurer. Parce qu’il avait été là lorsque c’était arrivé.

Quelques mois plus tard.
« Je.. je dois partir Maksim. » Ma bouche s’entrouvrît sans qu’aucun son ne sorte. Abasourdie par la nouvelle. Comment ça, il devait partir ? « Quoi ? Mais pourquoi ? » je demandai dans un murmure, sans aucune force pour parler plus fort. Il m’expliquait qu’il devait partir aux Etats unis, avec sa mère. Cela faisait un peu plus de deux ans maintenant qu’on ne s’était pas quittés d’une semelle, aucun jour ne s’était passé sans que l’on se voyait. Il ne pouvait pas… Où est-ce que j’allais retrouver du réconfort pareil au sien ? Où est-ce que j’allais me sentir en sécurité ? Je pensais tout de suite à l’école et une boule dans mon ventre se forma. Je ne pourrais jamais y retourner sans lui. Je me souviens avoir tourné les talons, les larmes aux yeux, je ne pouvais pas le blâmer de devoir partir. La peur s’était emparée de moi, je ne savais plus comment réagir. Ce que je devais dire. D’un coup, je m’étais sentie seule. Alors j’étais rentrée chez moi sans me retourner, malgré les appels d’Estevan derrière moi. Les au revoir sont toujours durs. Après avoir claqué la porte de la maison, je montai dans ma chambre, sans envie de manger et me roulai en boule sous la couette, qui me rappelait l’étau rassurant des bras du jeune homme. Pendant quelques jours, je me cachai de mes parents, d’Estevan, de l’extérieur. Je ne mangeai pas, dormais, juste. Et un jour alors que je me réveillai après plusieurs heures de sommeil, il était déjà tard. J’entendis des voix en bas. Des voix que je connaissais. Mes parents, accompagnés de la maman d’Estevan, je crois. Mais que faisait-elle ici ? Trop fatiguée pour penser plus, je me rendormis. Ce fut maman qui me réveillait, chose rare car d’habitude elle me laissait dormir. Mais ces mots me firent me redresser tout de suite. « Maksim, on a réfléchi avec papa et… Et la maman d’Estevan a proposé que tu partes avec eux, on est d’accord. Si tu le veux. » J’aurais pu jurer voir un aura autour d’elle, en prononçant ses mots, son aura d’ange était apparu. Mon large sourire, qui ne s’était pas dessiné de mon visage des jours durant, suffit à leur faire comprendre que en fait, je n’attendais que ça. Que je les remerciai et que bien évidemment, j’acceptai.

C’est l’amour qui tisse les liens familiaux, pas le sang.

Je grandissais dans la famille d’Estevan, j’apprenais tout d’eux, et bien sûr je donnais des nouvelles à mes parents, allant les voir à chaque vacance. J’ai appris à connaître la mère d’Estevan, une femme charmante qui me rappelait beaucoup ma mère. Elles aussi se connaissaient, alors le contact passait parfaitement entre nous. J’appris à connaître le petit frère, Andréas. Ce n’était pas tous les jours faciles, même si des fois il y avait des périodes d’apaisement. Une fois je me souviens l’avoir couvert auprès de Estevan. C’était un soir, il avait été puni pendant plusieurs jours mais il était tout de même sorti, désobéissant à son devoir de rester à la maison pendant sa punition. N’arrivant pas à dormir, je m’étais habillée et levée, allant chercher un verre d’eau dans la cuisine, et je le croisais dans le couloir, il venait de rentrer. Alors que je l’interrogeais du regard, Estevan venait de se lever, et nous vis tous les deux devant la porte d’entrée. « Qu’est ce que vous faites là ? » Avant qu’Andreas ne prenne la parole, je me dénonçai à sa place, sachant qu’Estevan ne m’en voudrait pas d’être sortie, alors que si cela avait été Andréas en étant puni, cela aurait été autre chose. « Je suis sortie, je voulais prendre l’air, et Andréas m’a entendue revenir, il est venu voir ce qu’il se passait. » Un regard complice, le premier sûrement, vers Andréas et je rassurais Estevan. Il fit un sourire et acquiesçai. « Andreas, retourne te coucher, ma Laska tu viens ? » Je hochai la tête, rejoignant les bras d’Estevan dans un sourire. Le lendemain j’eus le droit au remerciement du petit frère, pour l’avoir couvert la veille devant Estevan. J’avais agi par instinct, ne voulant pas qu’une nouvelle dispute se crée entre les deux frères.

Tout comme quand j’étais petite, Estevan et moi nous ne nous séparions jamais. Que ça soit pour sortir, dormir, se doucher. On faisait tout ensemble. Sans jamais se lasser de la présence de l’autre, au contraire, toujours en en redemandant plus. En ce qui concernait Andreas par contre, ce fut une autre histoire. Estevan me racontait ses histoires avec un certain gang. Et puis un soir qu’ils étaient sortis tous les deux, j’avais fait promettre à Estevan de faire attention. Cependant, quelques heures plus tard, seul Andreas était revenu. Me précipitant à sa rencontre, je fronçai les sourcils en voyant que le jeune homme n’était pas là. « Andreas, il est où Estevan ? Fais pas comme si tu m’avais pas entendu, je sais que vous êtes sortis tous les deux ! » « Il s’est fait arrêté. » « Quoi ? » « T’as bien entendu. » « Je crois pas non ! Pourquoi tu fais cette tête hein ? Ca te perturbe pas tant que ça on dirait ! Pourquoi il s’est fait arrêté ? » « Il a frappé un gars. » « Encore une histoire avec ce gang ? Mais t’as quoi dans la tête ?! Il essaie de te protéger du mieux qu’il peut mais toi t’en as rien à foutre, tu continues de jouer avec le feu. Très bien, mais fallait pas laisser Estevan se brûler à ta place ! Je vais prévenir maman, et on va aller le voir. » Ce qui me choquait était son calme devant la situation. Il était sagement rentré à la maison alors que son grand frère venait de se faire embarquer. Condamné à deux ans. Un temps bien trop long. Andreas s’était envolé avec ce gang, alors je restais avec leur maman, et on s’était serrée les coudes, être deux dans la maison n’était pas facile, cela faisait un vide. Mais on avait pris nos repères, et ce sentiment de bien être depuis que j’étais avec eux grandissait, ce sentiment de se sentir à sa place. Un an et demi après, Estevan a pu sortir pour bonne conduite, et quel soulagement de l’avoir enfin de retour à la maison.

A la sortie du lycée j’avais entrepris des études de psychologie, tandis qu’Estevan suivait la médecine, deux disciplines pas très lointaines l’une de l’autre. Mon choix s’était porté sur la psychologie en raison de ce que j’avais subi à mes six ans. Protéger les enfants, les aider, les soutenir. Parler de quelque chose qu’on n’avait pas vécu n’était pas aisé, mais quand on l’avait vécu par soi même, l’aide s’avérait deux fois plus efficace. Je m’aidai de la manière dont Estevan avait su me faire sortir ses pensées de ma tête, ces images qui tournaient incessamment en boucle dans ma tête. C’est un peu comme si je lui devais mon existence. Un sauveur, un frère, un meilleur ami. Un lien liait sa vie à la mienne.